Quand les musiciens jamaïcains et cubains se réunissent pour une fusion unique! Interview de Mista Savona, musicien australien basé à Melbourne, producteur du disque.
PAM : Salut Mista Savona ! Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Mista Savona: J’ai grandi à Melbourne, en Australie, et j’ai des origines australiennes et maltaises. À l’âge de six ans, j’ai commencé à jouer du piano et je suis tout de suite devenu dingue de musique. À l’université, j’ai étudié la composition et l’interprétation et j’ai rapidement plongé dans la production hip-hop et dub. J’ai sorti deux albums en Australie entre 2001 et 2003, et l’année suivante j’ai voyagé en Jamaïque pour mieux comprendre la culture et l’histoire du reggae et du dancehall. C’était un séjour incroyable et c’est comme ça qu’est né mon troisième album Melbourne Meets Kingston. Après de nombreux autres voyages en Jamaïque, et trois albums enregistrés sur place, j’ai mis les pieds à Cuba pour la première fois en 2013. Et le reste fait déjà partie de l’Histoire !
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Les deux îles ont chacun une scène musicale unique et très forte, chaque pays est focalisé sur sa propre musique au point que, il y a encore deux ans, il n’existait pas de programme d’échange entre les deux îles.
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Comment t’es venue l’idée de ce projet, Havana Meets Kingston ?
L’album, qui sortira le 3 novembre, s’intitule en effet Havana Meets Kingston et son titre est parfaitement explicite : il s’agit d’une rencontre de musiciens parmi les meilleurs de Cuba et de Jamaïque. C’est en 2013 à Cuba, lors de mon premier voyage, que j’ai eu l’idée de ce projet. J’étais dans un café à La Havane, un endroit génial qui s’appelle El Chanchullero. La sono jouait un disque de rumba, la musique traditionnelle locale, et il n’y avait quasiment que des percussions. Je me suis mis à rêver que cette musique cubaine se mélangeait aux sons des tambours Nyabinghi jamaïcains. Je me suis demandé si cette fusion unique avait déjà été faite. De retour en Australie et après quelques recherches, j’ai réalisé qu’aucun projet n’avait jamais invité des musiciens jamaïcains à Cuba, et vice et versa. J’ai alors commencé à concevoir l’idée. Je suis reparti pour Kingston en 2015 et j’ai emmené Sly & Robbie, Bongo Herman, Bopee et Bugzy avec moi à Cuba. On a passé dix jours aux studios Egrem de La Havane, dans les mêmes murs qui ont accueilli les sessions de Buena Vista Social Club, vingt ans auparavant. On a eu la visite des meilleurs musiciens de Cuba, et notamment les membres de Los Van Van, Buena Vista, Havana Cultura, Afro-Cuban All Stars. On a passé dix jours incroyables et l’album est magnifique, je trouve.
Pourquoi est-ce qu’il n’y a jamais eu ce genre de collaboration par le passé ?
Pourquoi ? Pour des raisons politiques, sociales, économiques et linguistiques. Cuba est un pays socialiste et ex-communiste, et les gens y sont majoritairement très pauvres, au sens propre du terme – le salaire mensuel que verse l’État est d’environ 18$ [environ 15€ en novembre 2017]. Cela dit, le logement, la santé et l’éducation sont gratuits et offerts par le gouvernement. C’est plutôt exceptionnel et je pense que toute société devrait aller dans ce sens. À l’inverse, la Jamaïque est une société capitaliste et le pays est riche en ressources. Mais à cause des gouvernements corrompus, du FMI, des gangs et de l’ingérence des États-Unis, les habitants sont dans une situation pire qu’à Cuba, en quelque sorte. La lutte quotidienne pour la survie est une réalité dans les ghettos de Kingston. De plus, peu de Jamaïcains savent parler espagnol, et encore moins de Cubains parlent anglais. C’est très compliqué pour un Cubain d’obtenir un visa pour voyager à l’étranger. Il faut aussi préciser que comme les deux îles ont chacun une scène musicale unique et très forte, chaque pays est focalisé sur sa propre musique au point que, il y a encore deux ans, il n’existait pas de programme d’échange entre les deux îles. La musique jamaïcaine a beau être le secteur d’exportation le plus important, le gouvernement n’y investit pas suffisamment. Il n’y a même pas de musée dédié à l’incroyable apport de cette musique au niveau international. Toutes ces raisons expliquent sans doute pourquoi aucun label ou musicien cubain ou jamaïcain, voire des organismes culturels, n’ont jamais pris l’initiative de mettre en place ce type de projet. Mais je sens que c’est le bon moment pour une collaboration du genre, et après de nombreux voyages en Jamaïque depuis 2004, j’ai fini par visiter Cuba en 2013.
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Ce projet est tout autant une façon de réunir des grands maîtres de la musique, que d’offrir des opportunités aux artistes émergents.
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Tu as choisi de réunir des musiciens de générations différentes. Comment les as-tu sélectionnés ?
De façon très naturelle. Au cours de mes nombreux voyages en Jamaïque, j’ai pu établir de vraies relations amicales avec quelques excellents musiciens et artistes. J’ai aussi découvert des talents émergents à Kingston en allant en club et soirées dansantes, et en rendant visite aux artistes en studio. Ce projet est tout autant une façon de réunir des grands maîtres de la musique, que d’offrir des opportunités aux artistes émergents. La partie vocale de I-Maali sur le titre « Heart of a Lion » de Lutan Fyah était sa première fois en studio. À Cuba, j’ai procédé de la même façon, et les anciens m’ont recommandé les nouveaux talents. Pendant nos dix jours aux studios Egrem, j’étais ouvert à tous les musiciens cubains qui voulaient venir tripper avec nous.
Quels sont les points communs que tu as pu observer entre les Cubains et les Jamaïcains ? Et malgré leurs différences, penses-tu qu’il existe un langage musical caribéen commun ?
Les racines de la musique de Jamaïque et de Cuba sont profondément liées à l’histoire africaine des deux îles. Avant la Révolution Cubaine [1953-1959] et les embargos qui s’en sont suivis [à partir de 1962], il était très aisé de voyager entre les deux territoires. Les échanges musicaux étaient donc très intenses à l’époque, ce qui a radicalement changé dès les années 1950. Les deux îles ont développé chacune une scène musicale très spécifique qui est quasiment devenue auto-suffisante. Ils ne ressentaient pas le besoin d’aller voir ailleurs pour trouver l’inspiration ou une quelconque « validation » de leur production. Pour schématiser, la musique jamaïcaine a pris de l’ampleur au niveau sonore dans les années 1970 et s’est concentrée sur la basse, tandis que la musique cubaine est devenue plus complexe et rapide. Les Jamaïcains ont développé la culture du soundsystem et des innovations comme le mixage dub, alors que les Cubains se sont focalisés sur leur incroyable sens musical et leur virtuosité, sur le mélange toujours plus complexe du jazz avec le son et la salsa cubaines, tout en conservant des techniques d’enregistrement assez traditionnelles. Les sessions qu’on a faites aux studios Egrem étaient exceptionnelles : les Jamaïcains ne parlaient pas un mot d’espagnol, et les Cubains étaient quasiment incapables de s’exprimer en anglais. Et pourtant, quand tous se sont assis derrière leur instrument, on n’en avait plus rien à faire ! La musique elle-même est devenue un langage universel, et les musiciens se sont parfaitement compris, et entendus !